A propos du millénarisme

L’Ancien Testament contient des allusions prophétiques touchant à la fin des temps

La plupart sont sous la forme d’avertissements ou de conseils spirituels ou sous l’aspect de chronologies symboliques. La Torah évoque le « Jugement dernier » comme la fête annuelle du jour du jugement des hommes que le peuple juif célèbre chaque année par la fête de Roch Hachana. Les livres prophétiques y font régulièrement des allusions :

  • Es 13,6 : « Il est proche le jour du Seigneur » ;
  • Jl 1,15 : « Hélas ! Quel jour ! Il est proche, le jour du Seigneur » ; 2, 1.11 ; 3, 4-14 ;
  • Am 5,18 : « Malheureux ceux qui misent sur le jour du Seigneur ! » ;
  • So 1,7 : « Silence devant le Seigneur Dieu, car le jour du Seigneur est proche » ;
  • Ml 3,23 : « Voici que je vais vous envoyer Elie, le prophète, avant que ne vienne le jour du Seigneur, jour grand et redoutable... »

Le judaïsme confessait que Dieu ayant créé le monde en sept jours, l’histoire durerai quant à elle 7000 ans, puis comme le dit le psalmiste : « Aux yeux de Dieu, un jour est comme mille ans aux yeux de Dieu... » De plus, il existait deux hypothèses au sujet de la fin des temps :

  • soit la venue du Messie coïnciderait avec la fin du monde ;
  • soit le règne du messie s’achèvera avant la fin des temps. Dans ce schéma, le Messie vaincra ses ennemis, il gouvernera les hommes justes un certain temps puis les morts ressusciteront et seront jugés, chacun recevant sa peine ou sa récompense.

Ces hypothèses partagent des points communs en matière de « prophéties » que nous retrouvons dans la littérature juive intertestamentaire et même dans les Evangiles :

  • Elie viendra aider les justes (Eccl 48.10 ; Mt 17, 10-11.10)…
  • Il y aura des catastrophes, des guerres, des famines, une apostasie et un bouleversement de la nature (IV Esdras 5.1-13, 6.20-24 ; Ap Baruch 27, 48.31-41...)
  • Une coalition des « impies » sous le commandement de l’Antéchrist, leur chef (IV Esdras 13.33 ; Enoch 90.16 ; Ap Baruch 40…)
  • Mais les justes finiront par l’emporter grâce à Dieu et à son Messie (Enoch 90.18-19 ; Assomption de Moïse 140.3-7

Il y aura avènement du Messie mais quand précisément ? Sur ce point, les avis divergent souvent : avant le jugement final, pendant ou après… Ce sera le règne messianique avec :

  • La figure symbolique de la Jérusalem nouvelle (Ap 3, 12-21 ; Ps de Salomon 17.25-33 ; Enoch 53.6 ; 10.16, 10 ; IV Esdras 7.26).
  • La résurrection des morts même si Dans le judaïsme du Ie siècle, il existait des divergences de vue quant à savoir si les morts ressusciteront. 
  • La transformation du monde par la disparition de l’ancien en lequel tout sera consommé (mort, pleurs, tristesse… ; IV Esdras 7.30-31).

 

Dans sa prédication, Jésus prophétise la fin des temps et son retour dans la gloire 

Il ne précise cependant ni quand ni où. Ses paroles sont révolutionnaires, en ce sens qu’elle restent inaudibles à beaucoup d’hommes de son temps. En effet, Jésus parle de lui-même, en ses qualités royale et messianique. C’est lui, l’Agneau de Dieu, qui reviendra dans la gloire juger les vivants et les morts et « son règne n’aura pas de fin » comme l’affirme l’Église.

Jésus distingue aussi le « Jugement » individuel (de chaque défunt après le trépas), du Jugement dernier, collectif, universel, et qui marquera la fin des temps. Ce clivage fait évidemment partie de la foi de l’Église. Le pape Benoît XII (+ 1342) l’inscrira dans un décret apostolique. Les conciles de Trente (1545-1563) et Vatican II (1962-1965), ainsi que le Catéchisme de l’Église catholique (1992) firent de même.

La seconde venue du Christ, en un point précis de l’espace et du temps, est désignée par le terme « parousie », du grec parousia signifiant présence ou arrivée. On employait ce vocable dès le IIIe siècle avant notre ère pour signaler la visite d’un haut dignitaire dans une cité. Il est utilisé par saint Paul. La parousie inaugure donc les temps messianiques et l’avènement du Christ en gloire à la fin des temps.

Ainsi les évangélistes et saint Paul connaissaient l’attente messianique d’Israël. D’aucuns croient que la fin du monde est imminente. Les premiers disciples croient voir la réalité des prophéties de Jésus lorsque le Temple de Jérusalem a été détruit en 70 ou quand la ville a été mise à sac en 135. Ces deux catastrophes ne préfiguraient-elles la fin du monde ? Beaucoup s’interrogent alors : « Pourquoi la parousie ne vienne-t-elle pas plus vite ? Que sont les vrais signes avant-coureurs ? Quelles personnes seront sauvées ou condamnées ? L’empire romain ne provoque-t-il pas l’ire de Dieu ? Toutes ces interrogations donnaient aux prophètes et aux prophéties une valeur spirituelle importante. Saint Paul classe le don de prophétie comme un charisme, un don de Dieu pour le bien de tous.

Le chapitre 20 de l’Apocalypse de saint Jean introduit la notion de « millénium »…

Le mot est employé pour désigner une période de mille ans pendant lesquels le Messie régnera sur la terre. Le millénium implique un messianisme terrestre. Aussi cette croyance s’est heurtée à la parole de Jésus devant Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde... »

Les trois premières générations de chrétiens se sont bien accommodées à cette idée car tous, peu ou prou, que les paroles prophétiques du Christ allaient très rapidement advenir.

Globalement, avant le concile de Nicée (325) et surtout avant La Cité de Dieu de saint Augustin (418/20), une partie des chrétiens admettent le principe d’un règne terrestre du Messie tel que l’on croyait observer dans Ap 20, règne qui précéderait la résurrection générale et le Jugement dernier.

 

Les Pères de l’Église en discutent jusqu’à saint Augustin

Des hommes aussi divers que Papias d’Hiérapolis (70-163), Irénée de Lyon (130-202), Commodien (premier poète latin de confession chrétienne, IIIe siècle), Hippolyte de Rome (170-235), Tertullien (155-220) ou Lactance (240-320) partagent la croyance en un millénium. L’oeuvre de l’évêque Papias a été presque intégralement perdue. Nous le connaissons à travers les remarques de saint Irénée de Lyon, favorable à lui, et par celle d’Eusèbe de Césarée (+ 339), défavorable quant à lui.

Papias jouit au IIe siècle d’un certain prestige en sa qualité de témoin oculaire des prédications de saint Jean. Cet évêque oriental croit au millénium d’une façon littérale. Il prend Ap 20 au pied de la lettre et, selon lui, le Christ reviendra dans sa gloire pour régner sur les hommes pendant mille ans. En tentant d’expliquer le Livre IV de Papias, aujourd’hui disparu, saint Irénée se fait l’écho de ces croyances et montre en quoi consistera ce millénium : un renouvellement complet de la nature et des rapports entre les créatures : « Le grain de blé produira 10 000 épis, chaque épi aura 10 000 grains et chaque grain donnera cinq chénices de belle farine ; et il en sera de même, toute proportion gardée, pour les autres fruits, pour les semences et pour l’herbe. Et tous les animaux […] vivront en paix et en harmonie les uns avec les autres et seront pleinement soumis aux hommes. » (cf. Contre les hérésies)

Cette idée d’un règne terrestre du Messie dans un monde transfiguré, postérieur à la victoire sur l’Antéchrist mais antérieur au Jugement dernier trouverait son fondement également dans le récit biblique de la Genèse, considéré comme une histoire passée mais surtout comme une prophétie de l’avenir : « Autant de jours a comporté la création du monde, autant de millénaires comprendra sa durée totale. C’est pourquoi le livre de la Genèse dit : ‘Ceci est à la fois un récit du passé […] et une prophétie de l’avenir : en effet, si ‘un jour du Seigneur est comme mille ans’, et si la création a été achevée en six jours, il est clair que la consommation des choses aura lieu la 6000e année. » (Ibid., V,28,3)

Toutefois, aux yeux d’Irénée une prophétie n’a de valeur qu’en et pour l’Église (Ibid., III,11,9). Comme les autres évêques, il n’aime pas les prophètes auto-proclamés. Déjà, au début du IIe siècle, la Didaché, pourtant bienveillante pour les vrais prophètes, mettait en garde contre les usurpateurs. Quand éclate la crise du montanisme dans la seconde moitié du IIe siècle, les écrits d’Irénée sont d’une certaine manière légitimés par le pape Zéphyrin (+ 217) qui condamne pour hérésie Montan, chrétien de Phrygie nouvellement converti, qui, outre le fait de rejeter l’Ancien Testament, annonçait l’avènement d’un règne surnaturel de mille ans qu’il convenait selon lui de préparer par des mortifications dangereuses. Le pape Caius (+ 296) associe l’existence du millénium à l’hérésie montaniste. 

Après saint Irénée, Eusèbe de Césarée (263-339) cite le texte de Papias mais pour le critiquer (Eusèbe, Histoire ecclésiastique 3,39). D’ailleurs l’auteur de la célèbre Histoire ecclésiastique est loin d’être le seul auteur défavorable au millénium. Parmi les écrits du IIe siècle, la Didachè avait déjà marqué son refus d’un tel principe spirituel ; de son côté, Le Pasteur d’Hermas n’évoque aucun millénium malgré le récit de visions d’un animal fabuleux que l’auteur associe à une grande épreuve en train de naître… Dans son Dialogue avec Tryphon (vers 150), saint Justin Martyr (+ 165) montre que la croyance au millénium est loin d’être unanime au IIe siècle et que plusieurs écrivains chrétiens ont des opinions divergentes :

« Plusieurs partageaient avec moi ce sentiment [Justin est assez ouvert à l’idée de millénium non sans réserves] ; mais beaucoup d’autres dont la doctrine est pure et saine sont d’un avis différent. » (Justin, Dialogue avec Tryphon, 80,2)

Origène (+ 253/54) fait une lecture allégorique du millénium. Son disciple, Denys d’Alexandrie va plus loin et accuse ses partisans de prolonger de manière infondée au sein du christianisme l’exégèse juive et ses perspectives. Dans le monde latin, un saint Jérôme (+ 420) ne se montre guère plus favorable. Connaisseur de la religion romaine, Lactance, qui évangélisa les oracles païens, ne se montra pas mieux disposé.

En d’autres termes, le millénium, jusqu’au Ve siècle, est objet de débats mais il ne s’agissait ni d’un article de foi (Credo) ni d’un principe liturgique. Du reste, aucun Père de l’Église ne propose une théologie systématique sur les questions eschatologiques.

 

Saint Augustin fixe la doctrine qui parle de symbolisme

La pensée augustinienne sur le millénium et la fin des temps va devenir la doctrine officielle de l’Église. Son idée tient en ceci : l’expression « mille ans » a une valeur symbolique mais elle ne doit pas être interprétée de façon littérale. En effet, pense saint Augustin, l’auteur de l’Apocalypse aurait « sans doute employé » cette expression comme un « nombre parfait » pour montrer la « plénitude » des « mille ans » qui sont en fait le temps de l’Église (Augustin, La Cité de Dieu, livre 20), le 7e millénaire, débuté par la naissance de Jésus et achevé par son retour sur la terre, mille ans au cours desquels les martyrs sont associés au règne du Christ Messie.

Mais au préalable, Satan, déjà entravé depuis la Passion et la Résurrection, sera libéré pour une courte période de 3 ans et demi. Ce sera l’ultime épreuve, à travers laquelle l’Église mesurera la force où elle sera parvenue. Comme le dit saint Jean, c’est elle qui l’emportera (Ap 20, 8). Enfin, le retour du Christ sera précédé de la venue de l’Antéchrist et d’Elie qui soutiendra les fidèles. Peu ou prou, cette vision est toujours celle de l’Église catholique.

 

Après saint Augustin

L’évêque d’Hippone disparaît en 430. L’année suivante, le concile d’Ephèse approuve son interprétation du millénium et explique que les combats décrits dans l’Apocalypse de saint Jean ne sont pas des faits à venir mais expriment la dureté des combats spirituels qui se déroulent en chaque croyant.

L’épiscopat catholique et une large majorité de théologiens adoptent la vision de saint Augustin, comme, par exemple, le moine anglais Bède le Vénérable (673-735) qui divise l’histoire de l’Église en sept âges successifs, à l’image des jours de la semaine. Cet enseignement donna au terme « prophète » une signification bien plus spirituelle que celle admise par le sens commun. Selon le pape saint Grégoire le Grand (540-604), un prophète ne dévoile pas l’avenir mais interprète les événements de l’histoire en révélant le sens caché des Ecritures (Homélie I, dans Corpus Christianorum, Series Latina, t. 142, p. 5) et, de ce fait, ajoute le pape Grégoire, seuls les apôtres et leurs successeurs - les évêques - sont les vrais prophètes du Christ.

Le prophétisme est une grâce, un charisme de Dieu, vécu en et pour l’Église : un don surnaturel codifié et encadré par le clergé. L’attitude de saint Grégoire de Tours (538-594) illustre ce propos. Dans les dernières années du VIe siècle, Grégoire dénonce trois personnes dans le Berry qui se présentaient comme des envoyés de Dieu en annonçant la fin du monde (Historia Francorum, X, 6 et 25). Des exemples similaires sont extrêmement répandus.

Cependant, cette perception normative du domaine eschatologique n’empêcha certains de chrétiens d’interpréter le millénium de manière littérale. D’un côté, le monachisme constitua un terrain favorable en ce domaine. En soi, le moine est une figure spirituelle, tendant à la ressemblance au Christ, le nouvel homme : un signe vivant de l’homme prophétique. Les Pères du désert d’Egypte et de Syrie renouaient avec l’esprit des prophètes bibliques, d’Elie à Jean-Baptiste. Saint Benoît de Nursie (+ 547), patriarche des moines d’occident, n’est-il pas comparé à un nouveau Moïse ?

De plus, le rapport des moines à la culture était fort. Ceux-ci étaient les savants de leur époque. Ils lisaient, écrivaient et analysaient le latin, la langue des clercs, inconnue aux laïcs. Qui mieux qu’eux auraient pu interpréter les textes de la Bible ?

La naissance de l’Islam marque une étape décisive dans l’histoire de l’eschatologie chrétienne

La création du Coran par les successeurs de Mahomet, mort en 632, l’ultime prophète aux yeux de l’Islam, et sa diffusion territoriale, alertèrent les chrétiens et soulevèrent maints débats. Pourtant, jusque dans la seconde moitié du VIIIe siècle, les explications de nature eschatologique ne firent pas florès. Vers 780, Beatus de Liebana, moine espagnol, ne fait aucune mention de l’Islam et de l’invasion de son pays par les arabes dans son Commentaire de l’Apocalypse, ce qui n’empêche pas cet auteur de croire mordicus aux calculs élaborés par quelques-uns de ses contemporains, selon lesquels l’histoire du monde ne devrait pas dépasser 6000 ans puisque Dieu avait créé le monde en six jours et que pour le Créateur un « jour est comme mille ans et mille ans comme un jour », ce qui, au passage, permettait de situer l’Incarnation entre l’an 5225 et l’an 5500 après la création. Beatus devait être sensible à cette visions des choses, particulièrement répandue dans les monastères. En 824, il annonça que le sixième période de l’histoire humaine prendrait fin en 838, soit 14 ans après et que cet événement serait précédé de la venue de l’Antéchrist. Elipand, archevêque de Tolède, ne l’entendit pas de cette oreille. Il accusa sévèrement le moine de troubler les fidèles en disant partout que la fin des temps était proche sans aucunement justifier ses propos.

Quelques textes du haut Moyen Âge mettent en lumière la coexistence de la théologie catholique en matière de millénium et les essais informels de datation du millénium et de la fin des temps, preuve que la pensée augustinienne a certes dominé les débats à partir du VIe siècle mais n’a pas écrasé les courants d’opinion divergents. Ainsi un texte syrien, la Description des derniers temps du Pseudo-Méthode (fin du VIIe siècle) collecte les signes avants-coureurs de la fin des temps tels que nous les connaissons encore au XXIe siècle : destruction de la nature, ébranlement de l’ordre social, catastrophes, guerres, famines, épidémies, etc. L’auteur se réclame d’une soi-disant prophétie qui aurait été communiquée à l’évêque Méthode de Patasa au IVe siècle. En fait, dans ce cas précis, le contexte général (victoires des soldats musulmans à Byzance et au Proche-Orient) amène l’auteur à situer la fin des temps à la fin du « 7e millénaire ». En gros, le « millénium », c’est ce millénaire. Gog et Magog seront libérées, entraînant sur la terre un cortège d’abominations. Mais à la fin, un empereur chrétien siégera à Jérusalem, en même temps que l’Antéchrist. Puis Enoch et Elie reviendront aider les justes mais l’Antéchrist parviendra à les tuer. Ce sera le début du signal annonçant le retour du Christ et la chute de l’Antéchrist.

 

Les formes du millénarisme

Nous ne prendrons en compte ici que le catholicisme. Certaines Eglises chrétiennes non rattachées à Rome ont pu développer au cours du temps des formes originales de millénarisme mais les énumérer toutes dépasserait le cadre de ce travail.

Depuis saint Augustin, trois conceptions du millénarisme dominent au sein de l’Église latine :

  • l’amillénarisme refuse le règne terrestre de Jésus Christ et identifient le millénium au « règne éternel de Dieu ». Cette théologie est celle des catholiques qu’ils partagent avec les orthodoxes, les anglicans et les luthériens.

  • le prémillénarisme est l’une des variantes recensées ; selon ses défenseurs, le millénium est une période réelle de l’histoire qui débutera non avant que le Christ soit revenu ici-bas, mais après.

  • le postmillénarisme prévoit le retour sur terre du Messie après les mille ans de règne des forces du mal : ce sera la Parousie, marquée par la victoire des croyants. Cette théorie fut celle d’un certain nombre de fidèles dans l’Antiquité tardive : on croyait ici et là au retour du Christ dans la gloire après la chute de l’empire romain (cf. Ap 18, 21.) mais avant une ultime tentative de Satan pour dominer le monde.

Bref, l'Eglise n'a pas une position absolue sur cette question qui ne relève pas directement de la foi et des mœurs et donc de son domaine d'infaillibilité direct.