Marie-Julie Jahenny (1850-1941) : "renouvellement de l'Univers entier"

Présentation :

Tout comme le "Secret" de La Salette, le cas de la "stigmatisée bretonne" Marie-Julie Jahenny (1850-1941) compte sans doute parmi les plus complexes de l'histoire du mysticisme chrétien de la période moderne. habitante de la Fraudais près de Blain, la jeune Marie-Julie voit la Vierge, l’archange saint Michel et des saints à partir de 1873. Elle aurait connu 3000 extases et reçu des messages de Jésus - transcrits par des tiers, la voyante ne sachant pas écrire, portant les stigmates pendant 68 ans.

Marie-Julie Jahenny devient célèbre dès les premières années des manifestations scientifiquement inexpliquées à Blain (dont l'inédie, comme plus tard chez Marthe Robin, Alexandrina da Costa ou Berthe Petit, ou la capacité de la voyante de révéler l'origine de réliques et d'autres objets sacrés sans qu'on lui précise leur provenance). Dans les années 1870 elle bénéficie d'un double appui, étant soutenue du côté spirituel par l'évêque de Nantes Mgr Félix Fournier (1803-1877) et du côté scientifique par le Dr Antoine Imbert-Gourbeyre, professeur à l'Ecole de Médecine de Clermont-Ferrand entre 1852 et 1888.

Avant de rencontrer Marie-Julie, Imbert-Gourbeyre s'intéresse déjà à possibilité de mobiliser le phénomène de la stigmatisation au profit de l'apologétique catholique contre les efforts de Jean-Martin Charcot à La Salpêtrière de réduire toute expérience religieuse à l'hystérie et la névrose obsessionnelle. Les deux volumes de son ouvrage Stigmatisation (1873) connaissent un grand succès auprès du public, mais en même temps des réserves de la part du Vatican en raison de son intérêt pour la stigmatisée italienne Palma Matarelli, subséquemment condamnée par le Pape Pie IX en 1875. Imbert-Gourbeyre visite Marie-Julie Jahenny à maintes reprises et conclut qu'il n'y a "pas de fraude à la Fraudais". En 1894 le médecin montferrandais inclut de nombreux détails concernant les phénomènes mystiques à Blain dans une nouvelle édition de ses travaux sous le titre La Stigmatisation, l'extase divine et les miracles de Lourdes: Réponse aux libres-penseurs. 

La complexité du cas de Marie-Julie Jahenny est essentiellement socio-historique, voir même politique, plutôt que théologique. Au niveau de sa spiritualité, elle s'inscrit de manière assez classique dans la lignée des "âmes-victimes", endurant de très grandes souffrances physiques en réparation pour les péchés du monde, allant jusqu'à la paralysie et la perte de ses facultés pendant plusieurs années. Par contre, comme le soulignent les recherches récentes d'historiens comme Hilaire Multon ou du groupe "Stigmatics" de l'Université d'Anvers, on ne peut pas séparer son cas du contexte général historique du milieu du XIXe siècle, période de grands troubles pour le catholicisme européen (révolutions de 1848, conflit entre la Papauté et le Risorgimento italien - soutenu par Napoléon III - culminant par la chute des Etats Pontificaux en 1870, année de la guerre franco-prussienne suivie par la Commune, efforts bâclés pour restaurer la monarchie, essor de la gauche républicaine et mesures anticléricales de la Troisième République).

Ces évènements sont reflétés et amplement commentés dans les transcriptions des extases de Marie-Julie: tout comme dans la version longue du Secret de la Salette publiée par Mélanie Calvat en 1878-1879, la difficulté consiste à savoir si c'est le contexte et l'influence du milieu catholique (ultramontain) qui aurait génère le contenu des supposées révélations, ou si, au contraire elles constituent d'authentiques commentaires prophétiques du Ciel pour orienter les fidèles sur fond de crise. Ici, les opinions continue à être divisées: si la méthodologie utilisée par des spécialistes de l'anthropologie culturelle ne leur permet pas de se prononcent pas sur l'authenticité des extases de Marie-Julie, les auteurs catholiques divergent dans leurs appréciations. Ses biographes Pierre Roberdel et le Père Henri-Pierre Bourcier prennent clairement position en sa faveur, jugeant ses révélations non seulement comme étant d'un grand intérêt historique mais vitales pour notre propre époque, moment de l'accomplissement de ses nombreuses prophéties d'ordre eschatologique. Par contre, le spécialiste des phénomènes mystiques Joachim Bouflet porte un jugement assez négatif à la fois sur la stigmatisée et sur le Dr Imbert-Gourbeyre dans son édition critique du 2e volume de La Stigmatisation parue chez Jérôme Millon (Grenoble) en 1996, ainsi que dans sa thèse doctorale soutenue à l'Université de Bordeaux en 2014. Dans l'entrée regardant Marie-Julie Jahenny dans son récent Dictionnaire des apparitions de la Vierge Marie: entre légende(s) et histoire (Cerf, 2020) il semble pourtant revenir à une position plus neurtre, notant que l'Eglise n'a émis aucun jugement définitif sur son cas.

Une difficulté supplémentaire pour les chercheurs intéressés par Marie-Julie Jahenny est le rôle ambigu joué dans la dissémination des écrits de La Fraudais par André Lesage (1901-1992, nom de plume le Marquis de la Franquerie), dont la petite-fille gère actuellement l'Association "Le Sanctuaire de Marie-Julie Jahenny". Il est vrai que Lesage joua un rôle capital au moment de l'invasion allemande en 1940 pour préserver les dizaines de milliers de pages détaillant les extases de la voyante. Mais l'interprétation qu'il donne à ses messages comporte de nombreux dérapages spectaculaires résultant de la projection de ses propres théories fantasques ou carrément complotistes (dès 1925 il est rédacteur en chef de la Revue internationale des Sociétés Secrètes fondée par le P. Ernest Jouin (1844-1932), qui publie la première édition française du célèbre faux antijuif Les Protocols des Sages de Sion). Selon Lesage, la monarchie française serait la descendance non seulement spirituelle mais génétique de la famille du Roi David. Partisan de Maréchal Pétain, Lesage estime que le Général de Gaulle serait un "faux Sauveur", tandis qu'au plan ecclésiastique il n'hésite pas d'avancer l'idée que la messe post-conciliaire serait inspirée par la Kabbale juive, cherchant un appui pour ses notions dans les extases de Marie-Julie, souvent interprétées de manière tendancieuse, voire ridicule. Il est donc assez troublant de constater que la première édition de sa Mission Divine de la France fut soutenue par un grand nombre de prélats français lors de sa parution en 1926, et que le titre "camérier secret du Pape" porté avec fierté par le "Marquis de la Franquerie", bien que purement honorifique, lui était réellement attribué par Pie XII et reconduit sous les pontificats de Jean XXIII et Paul VI. 

Extraits : 

Le corpus littéraire constitué par les extases de Marie-Julie Jahenny est très vaste, comportant de nombreuses pages encore inédites. Il est donc proprement impossible de résumer ses messages, qui sont par ailleurs souvent difficiles à interpréter, donnant beaucoup de détails sur des évènements qui n'ont pas encore eu lieu. Nous pouvons néanmoins identifier certains thèmes prophétiques qui reviennent de manière régulière dans les locutions de la voyante tout au long de sa vie. Il est annoncé a maintes reprises que

  • la France et le monde seront châtiés pour les offenses contre Dieu dans un avenir plus ou moins lointain selon le comportement des hommes;
  • il y aura une série de grandes crises, dont une "grande révolution universelle", et le monde ressemblera à un mer rouge par endroits.
  • Devenue presqu'entièrement "mahomète" et sans religion - sauf en Bretagne, terre de la Vierge et Ste Anne, région qui fera fonction de refuge lors des troubles - la France sera dévastée par des invasions et la guerre civile, tout comme l'Italie.
  • Avec la permission divine (ici Marie-Julie rejoint la fameuse vision de Léon XIII à la même époque), Satan se déchaînera contre l'Eglise et la dévotion au Sacré-Coeur de Jésus.
  • On instaurera une fausse église (comme dans les révélations d'Anne-Catherine Emmerich) qui séduira même de nombreux évêques, et les vrais chrétiens seront cruellement persécutés dans une "Seconde Passion du Christ".
  • Tout culminera par trois jours de ténèbres, après lesquels viendra la paix, le retour à la foi catholique et le "renouvellement de l'Univers entier".
  • La France sera menée par un Roi donné par le Ciel, "Henri V de la Croix", "noble et digne fils de St Louis", allié du Pape. 

" La France refuse toujours de revenir à Dieu. Le Divin Jésus s'adresse à nouveau à Son Père :

" Mon Père, c'est pour Moi une grande douleur de frapper... mon peuple... Mon Père, Mon Père, jetez vos regards sur la terre, c'est la France, la France que j'aime tant ".

La Très Sainte Vierge :

"Mon Fils bien-aimé. la France, je l'ai adoptée pour ma Fille, Je l'ai toujours protégée, elle était le Lys de mon Coeur ... "

L'Archange Saint Michel :

"Seigneur, tous les damnés ont déserté l'enfer et semblent par­courir la France... pour jeter partout leur poison et leur venin... "

Notre-Seigneur répond :

"Saint Archange, c'est le temps de son règne, mais ce temps s'écoulera avec rapidité. Puis il rentrera dans les abîmes pour n'en plus sortir ; il sera enchaîné étroitement et ses chaînes ne se briseront jamais ". (20 septembre 1877)

(St Michel): "Le Seigneur me charge de vous dire

à tous, cette parole : Tenez-vous prêts vaillants serviteurs de Dieu car le Divin Maître ne va pas tarder à venir premièrement dans sa Miséricorde, secondement dans sa juste colère et vengeance. Il veut que je dise cette parole à ses amis présents et j'ai fait mon devoir.

- Merci Saint Archange.

- Voilà cette épée que je délègue aux amis du Seigneur, voilà la mienne, elles se ressemblent, elles portent toutes les deux le cachet du Seigneur ; c'est le Nom de Jésus écrit sur la lame bien gravé. Chers amis du Seigneur, nous voilà donc sur le seuil de la Miséricorde et sur le seuil de la justice du Seigneur.

Voilà la porte que le Seigneur a réservé pour ses amis, voilà l'autre voie qui est celle des malheureux que le ciel menace de foudroyer de sa colère. [...]

 

Ce mois qui s'écoule, puisque nous voilà à la fin, le Seigneur avait dit cette parole à Satan : " Tu ne bougeras pas, tu ne te montreras pas plus que moi par ta puissance, Je te tiens encore enchaîné. "

Saint Michel dit que Satan répondait au Seigneur : " Mes chaînes seront libres à la fin de ce mois, vous me laisserez la liberté et je vais entrer comme un grand conquérant d'abord dans le Royaume menacé qui périra. "

Le Seigneur lui dit alors :

- Il périra beaucoup, il en périra beaucoup mais beaucoup seront sauvés et auront un abri sous la Croix et dans mon Coeur.

A ces mots, Satan, blasphéma devant le Seigneur et lui jurait une haine plus que jamais infernale. Saint Michel dit que Satan vomissait sa rage devant Notre-Seigneur en lui disant :

- J'attaquerai l'Église, je renverserai la Croix, je diviserai le peuple, je déposera dans le coeur un grand affaiblissement de la foi et il y aura un grand reniement. Il finit par dire au Seigneur :

- Je deviendrai pour quelque temps, le Maître suprême de toutes choses, j'aurai tout sous mon empire, même votre temple et les vôtres tout entiers.

Saint Michel dit que Satan aura aussi une permission pour quelque temps de tout et qu'il règnera pleinement sur toutes choses que fait le bien, la foi, la religion, tout descendra dans le tombeau d'un deuil profond. Satan et les siens triompheront joyeusement mais après ce triomphe le Seigneur prendra le sien à son tour.

Il triomphera du mal et fera sortir du tombeau, l'Église ensevelie, la croix anéantie, les prières en apparence disparues, tout le peuple consterné sous l'empire des massacres mais le Seigneur fera sortir le soleil qui console après qu'il aura été obscurci. (29 septembre 1880)

"Il y aura trois jours de ténèbres physiques. Pendant trois jours moins une nuit, il y aura une nuit continuelle. Les cierges de cire bénits pourront seuls donner de la lumière en cette terrible obscurité : un seul suffira pour les trois jours, mais dans les maisons des impies, ils ne donneront aucune clarté. Pendant ces trois jours et deux nuits, les démons apparaîtront sous les formes les plus hideuses. Vous entendrez dans l’air les blasphèmes les plus horribles. Les éclairs pénétreront dans vos demeures, mais n’y éteindront pas les cierges ; ni le vent, ni la tempête ne pourront les éteindre. Des nuages rouges comme le sang parcourront le ciel. Les fracas du tonnerre ébranleront la terre. Des éclairs sinistres sillonneront les nues, dans une saison où ils ne se produisent jamais. (En hiver, fin mars ?) La terre sera remuée jusque dans ces fondements. La mer soulèvera des vagues mugissantes qui se répandront sur le continent (Raz-de-marée). Le sang coulera avec tant d’abondance que la terre deviendra un vaste cimetière. Les cadavres des impies et ceux des justes joncheront le sol. La famine sera grande. Tout sera bouleversé et les trois quarts des hommes périront. La crise éclatera subitement. Les châtiments seront communs au monde entier et se succéderont sans interruption." (4 janvier 1884)

Une nouvelle impulsion a été donnée aux prophéties de Marie-Julie à partir des années 1970 avec la publication de beaucoup d'écrits inédits: actuellement ses prédictions d'une grande crise dans l'Eglise et la suppression de l'Eucharistie semblent avoir trouvé un écho chez plusieurs voix prophétiques contemporaines (dont la voyante française "Virginie" ainsi que deux québecois, le P. Michel Rodrigue et Francine Bériault, "La Fille du Oui").

Position de l’Église :

Au début des phénomènes à Blain, l'évêque de Nantes Mgr Fournier se montre très positif. Le 14 décembre 1876 il écrit à Rome au Père Vanutelli (qui s'était rendu à la Fraudais): "tous les faits qui se continuent à la Fraudais confirment de plus en plus notre confiance".[1] Par contre, son successeur Mgr Lecoq est d'un tout autre avis et Marie-Julie Jahenny se trouve même privée des sacrements entre 1877 et 1888, quand le Pape Léon XIII la rétablit par lettre personnelle suite à un rapport positif du consulteur du Saint-Office P. Semenenko, ainsi que la visite du Cardinal Rampolla. Plus tard, l'évêque Mgr Eugène Le Fer de la Motte (1914-1935) apportera un soutien discret à la voyante, lui demandant d'offrir ses souffrances du vendredi pour le clerge du diocèse. En 1932, le Pape Pie XI envoie Dom Gaspard Lefebvre à la Fraudais, puis en 1937 c'est le Cardinal Pacelli, futur Pape Pie XII, qui passe trois heures avec Marie-Julie et répète la formule du Dr Imbert-Gourbeyre: "pas de fraude à la Fraudais". Les rapports des extases de la stigmatisées sont conservés au Vatican. Mgr Emile Marcus (évêque de Nantes entre 1982 et1996) entreprend un travail (inachevé) de rassemblement de ses écrits.

Mais au final, l’Église catholique n’a jamais reconnu les prophéties de Marie-Julie Jahenny. De surcroît, une lettre promulguée en 2019 par le chancelier du diocèse de Nantes dont dépend Blain/La Fraudais, met en garde les fidèles contre l’association des Amis de Marie-Julie Jahenny : "Cette association exerce ses activités et ses réunions sans aucun lien avec le diocèse. Les publications et écrits ne sont pas validés par le diocèse de Nantes. Un examen des récits attribués à Marie-Julie Jahenny par un théologien invite à la prudence. Le prêtre qui exerce un ministère pour les membres de cette association, n’a reçu aucune mission de l’évêque de Nantes pour cela. En conséquence, il ne célèbre pas la messe en communion avec l’évêque. Celui-ci ne lui accorde pas non plus la faculté de confesser sur le diocèse."

[1] Pierre Roberdel, Marie-Julie Jahenny: la Stigmatisée de Blain (Résiac, 1971/2011), p. 82.