Situations compliquées à discerner

1. Rappel théologique

- L’Église a le droit et le devoir de juger les faits dits ‘surnaturels’ car elle est la gardienne de la foi reçue des apôtres sur commandement de Jésus lui-même. Les charismes, ordinaires comme extraordinaires (prophéties, miracles, guérisons, etc.) entrent constituent autant de signes que l’Esprit Saint fait aux hommes.

- Mais que signifie ‘juger’ ici ? L’Église prononce-t-elle des ‘sentences’ en faveur ou contre l’Esprit Saint ? Non évidemment ! Il s’agit pour elle d’un discernement spirituel : quelle est l’origine des phénomènes allégués ? Dieu ? La Vierge ? Les hommes (et leur imagination) ? Ou le diable ?

- L’Église sait que, depuis les origines de la Bible, « le Seigneur Dieu ne fait rien sans qu’il n’en ait révélé le secret à ses serviteurs les prophètes. » (Am 3, 7). Autrement le charisme de prophétie est un service rendu à tous les baptisés et l’Église, peuple de Dieu, Corps mystique du Christ, est « édifiée sur le fondement ses apôtres et des prophètes » (Ep 2, 20). Le pape Benoît XVI a écrit : « Le sacrement [Ordre, Eucharistie...] et le charisme sont le seul binôme dans lequel se réalise l’Église. » (Rencontre avec le clergé de Rome, 2 mars 2006). L’Esprit Saint offre aux fidèles, sans restriction, dons ‘hiérarchiques’ et dons ‘charismatiques’ (Lumen gentium 4 ; Ad gentes, 4) qui, non seulement ne s’opposent les uns aux autres, mais sont absolument consubstantiels en ce sens qu’ils proviennent du même Esprit Saint.

- Il est impossible d’isoler ou de cliver l’institution ecclésial et le ‘charismatique’. L’apostolat de tous les baptisés, constitutifs de la mission de l’Église reçue des premiers apôtres, et les charismes extraordinaires sont les deux modes de l’agir de Dieu parmi les hommes.

 

2. Rappel canonique

- L’histoire de l’Église est celle d’un contrôle canonique et pastoral de plus en plus réel sur les charismes extraordinaires et les miracles. Ce contrôle s’est exercé en deux domaines privilégiés :

- les procès de canonisation dont l’organisation et la tenue sont revenus au Saint-Siège dès le Moyen Âge (‘réserve pontificale’),
- et l’appréciation des phénomènes extraordinaires (expériences charismatiques), hors des procédures de canonisation (apparitions, visions, prophéties, etc.).

- En 1516, les évêques du concile de Latran V réaffirment la place centrale du pape dans les décisions ecclésiastiques ou, en cas d’empêchement, de celle des évêques diocésains. En 1563, le concile de Trente prend la même direction.

- C’est l’évêque, qui en sa qualité de successeur des apôtres en communion avec le successeur de saint Pierre, qui porte la responsabilité de ces discernements. ‘L’ordinaire du lieu’ est l’instance première et décisive : la pureté et la transmission de la foi, la morale, le ‘spirituel’ (liturgie et piété) lui incombent personnellement dans les limites de son diocèse qui est une division territoriale et administrative, mais, avant tout, une portion du peuple de Dieu qui lui est confiée.

- Concrètement, et dans la plupart des cas, les évêques ne décident pas sans avoir pris conseil. Avant de publier un quelconque jugement, il doit consulter le Saint-Siège et faire parvenir toutes les pièces de l’enquête à la congrégation pour la doctrine de la foi. Celle-ci peut donner son nihil obstat ou prier l’évêque d’apporter des compléments d’information avant de statuer.

- De son côté, l’ordinaire diocésain a également loisir de prendre des mesures pastorales ad experimentium, provisoires, comme une autorisation à un groupe de prière, un pèlerinage local souvent sans référence aux messages prophétiques… Il peut aussi prolonger l’enquête de la commission qu’il a constituée, ou encore la dissoudre et en mettre une nouvelle sur pied...

- Depuis le XVIe siècle, Rome les incite à créer des ‘commissions’ d’enquête. Ils n’y sont pas contraints ; mais de telles équipes constituent sur le ‘terrain’ une aide très importante. Les membres de ces commissions peuvent être des représentants de divers sciences profanes et sacrés : psychiatres, psychologues, historiens, théologiens, etc.

- Une première complication naît quelquefois de cette interdisciplinarité imposée au sein des commissions épiscopales, les membres du clergé jugeant les ‘charismatiques’ au for externe tandis que les spécialistes des sciences humaines s’en tiennent aux impératifs méthodologiques de leur discipline respective.

- Ces commissions peuvent être canoniques, c’est-à-dire publiquement déclarées par l’évêque, ou, au contraire, confidentielles : s’il le juge bon, le prélat prend l’avis par exemple chez un ou plusieurs prêtres, en les chargeant d’enquêter discrètement, de recevoir ‘voyants’ et ‘prophètes’, de rassembler des documents, d’obtenir des analyses médicales ou des informations familiales, etc.

- Une prophétie (comme une apparition même authentifiée) n’est jamais objet de foi divine. Aussi les évêques, aidés ou non par des commissions et des confrères s’ils le jugent utile, ont mission de veiller à ce que toutes révélations privées ne contredisent ni n’ajoutent rien au dépôt révélé de la foi de l’Église.

- De plus, une prophétie a généralement des implications pastorales : aussi convient-il aux évêques de juger la « vérité du fait » charismatique (pape saint Pie X, Actes III), de statuer sur la probabilité factuelle, spirituelle et éthique des phénomènes, pour l’édification des fidèles.

- Afin d’y parvenir, ils prennent quatre types de décision :

a. La ‘prophétie’ (ou l’apparition et ses messages) est considérée illusoire ou mensongère : en ce cas, aucune commission n’est institué et l’évêque a le choix : soit il ne prend aucune décision canonique, préférant laisser l’affaire évoluer dans la durée, soit il indique : Constat facta quovis fundamento carere : les faits allégués demeurent sans fondement sérieux ;

b. Le ‘surnaturel’ peut être évacué en cas d’absence ou d’insuffisance de documentation, de témoignages, etc. En ce cas, c’est le Constat de non supernaturalitate factorum : on dénie au phénomène tout caractère surnaturel (ce qui laisse penser que l’on croit à une origine humaine des faits, ou, plus rarement, à une origine diabolique) ;

c. Non constat de supernaturalitate factorum : c’est la troisième solution à travers laquelle l’Église, par la voix de l’évêque, décide que l’origine surnaturelle des faits ne peut être prouvée. C’est le premier stade ‘positif’ d’un jugement : bien que le phénomène ne soit pas encore reconnu pleinement, on ne ferme pas la porte à des compléments d’information par exemple ;

d. Enfin, une expérience prophétique/charismatique peut être authentifiée par le biais de la mention : Constat de supernaturlitate : le ‘surnaturel’ est démontré et le magistère de l’Église transmet sa décision sans appel à tous les fidèles, quel que soit leur rang ou ministère.

 

3. Première difficulté

- La reconnaissance épiscopale de prophéties n’induit ni la sainteté du ‘prophète’ ni l’origine ‘intégralement’ divine des faits allégués, mais atteste que ces derniers sont vraisemblables, surnaturels, qu’ils ne contredisent en rien la foi et les mœurs et que, par conséquent, les fidèles peuvent y croire. En cas de négation complète, ou, a contrario, de reconnaissance officielle, ces prophéties impliquent un assentiment ‘humain’ des croyants.

- Mais, contrairement à ce qu’on pense parfois, les jugements épiscopaux portent sur les faits relatés et non sur les personnes. Or, un ‘charismatique’ est parfois considéré comme une sorte de privilégié d’élu : un ‘bienheureux’ avant la lettre ! Cependant, un charisme extraordinaire peut être permanent, ou au contraire, ponctuel, temporaire, contrairement à un ministère ordonné qui est normalement définitif en Eglise. Cette confusion peut entraîner des effets négatifs : des fidèles se groupent parfois autour d’une forte personnalité charismatique, sans lien ecclésial authentique, provoquant tensions, incompréhensions, jusqu’à des dérives de type sectaire en certains lieux.

 

4. Seconde difficulté

- Dans l’Evangile, Jésus répète à six reprises que l’on juge un arbre à ses fruits par exemple Mt 7, 18-20), signifiant de cette manière que l’évaluation d’un fait charismatique repose sur ses conséquences spirituelles. Toutefois, l’histoire a montré que de vraies prophéties n’apportaient pas que de bons fruits ; c’est par exemple le cas au XVVe siècle de sainte Jeanne d’Arc dont les charismes l’ont conduit au bûcher… Inversement, une fausse prophétie (comme une fausse apparition ou une fausse relique) peut engendrer de bons fruits. Il existe d’assez nombreux cas d’apparitions mariales notamment ayant débouché sur un jugement négatif qui ont favorisé la conversion et la prière de fidèles. Le cas contemporain de Medjugorje (Bosnie) est exemplaire : apparitions et messages n’ont pas été reconnues d’origine surnaturelle mais le pèlerinage a été autorisé ; or, en ce lieu, conversions et confessions sont pléthoriques.

 

5. Troisième difficulté

- Dieu peut offrir un charisme extraordinaire, comme celui de prophétie, à un pécheur pour une durée variable (cf. saint Thomas d’Aquin, Somme théologique II, II 172, a. 4). Outre le risque de confusion cité ci-dessus entre un ‘charismatique’ et un bienheureux, il apparaît que le discernement d’une prophétie n’est pas une ‘habilitation’ d’un fidèle alléguant des messages célestes, femme ou homme par nature fragile, mais la reconnaissance du ‘doigt de Dieu’, une forme de certitude dans et par l’Esprit Saint : « Sans l’Esprit Saint, nul ne peut dire Jésus est Seigneur. » (1 Co 12, 3).

- En d’autres termes, l’enquête puis la décision canonique, s’il y en a une, portent sur l’origine surnaturelle (‘l’émetteur’ en quelque sorte) et non sur le ‘récepteur’ des prophéties.

- C’est là l’une des grandes difficultés auxquelles sont confrontés les évêques : la ‘déviance’ possible des prophètes et des voyants. Ces déviances peuvent être de deux ordres principalement :

a. Déviances humaines, psychologiques : il s’agit pour l’essentiel de trois traits distincts :

- le sujet se met à considérer (inconsciemment puis parfois de façon assumée) que le charisme de prophétie lui est destiné avant tout ;

- de mauvaise foi, il cherche des avantages matériels (financiers et publicitaires divers) en organisant une publicité extra ecclésiale autour des faits.

- ou, de bonne foi, il veut prolonger le charisme surnaturel par divers moyens, après que Dieu l’ait supprimé (par mimétisme, gestes automatiques, mises en situation, etc.).

b. Déviances théologiques et spirituelles : les plus difficiles à discerner dans une certaine mesure ! Un prophète authentique, dûment authentifié après enquête, peut malencontreusement outrepasser sa mission, sans le vouloir souvent, se mettre à communiquer des messages inexacts, issus de son imaginaire, même en conservant toute sa piété personnelle.

 

6. Quatrième difficulté

- Une notion importante explicite ce que sont les messages prophétiques réellement surnaturels, celle d’ecclésialité. Tous les charismes sont au service de l’Église ; ils existent pour que croît le peuple des baptisés, rien de plus ni de moins !

- Si un déséquilibre humain ou/et religieux vient à perturber ces charismes, il s’ensuit nécessairement des conséquences négatives à divers degrés, allant de malentendus, d’incompréhensions, tensions, rivalités entre diverses ‘chapelles’, opposition entre aficionados d’un surnaturel débridé et évêques, jusqu’à la rupture de la communion des coeurs et des esprits.

- Souvent, deux réalités émergent en parallèle parmi les faits charismatiques : le ‘prophète’ est entouré par des partisans convaincus de l’origine céleste de ses messages et parfois prêts à engager le fer avec les autorités ecclésiastiques ; de l’autre, évêques et prêtres chargés de l’application du droit canonique… Lorsque l’une ou l’autre de ces parties outrepasse ses prérogatives (pour des raisons diverses), c’est l’Église du Christ toute entière qui pâtit d’une telle désunion.

 

7. Quatre exemples concrets

- Nous évoquons ci-dessous quatre apparitions de la Vierge, accompagnées de messages d’allure prophétique et eschatologique et de phénomènes charismatiques. Ce petit corpus présente la particularité suivante : il met en lumière l’accueil bienveillant trouvé auprès du grand public en même temps qu’ils démontrent la fragilité spirituelle et théologique de leur contenu puisque ces quatre épisodes se sont soldés par des condamnations diverses de la part des évêques et/ou du Saint-Siège, à chaque fois au terme de longues procédures, avec, pour ultime conséquence, la division de l’Église. Bref, voici cas ‘compliqués’.

 

A. San Damiano est un petit village italien du diocèse de Plaisance situé à 70 km de Milan. Rosa Quattrini (1909-1981), née Buzzini, surnommée Mama-Rosa, mariée le 7 octobre 1937 à un ouvrier d’une briqueterie, y allègue apparitions et prophéties à partir du 29 septembre 1961, jour où elle est guérie ‘mystérieusement’ par une ‘femme’ inconnue qui lui impose les mains. Le 16 octobre 1964, la Mère de Dieu se montre à elle sous le vocable de ‘Notre-Dame des Roses’, entre les ‘branches’ d’un poirier, dans son jardin. Des messages clament : dangers et tribulation de l’Église, urgence de la conversion, châtiments, retour de Jésus… L’apparition affirme qu’elle reviendra tous les premiers vendredis de chaque mois « jusqu’à la fin du monde » (Roland Maisonneuve et René Laurentin, « Sans Damiano », Dictionnaire des apparitions de la Vierge Marie, Fayard, 2007, p. 854) et qu’elle sera « présente jour et nuit » dans le verger.

- Une arrivée prompte et importante de pèlerins, venus d’Italie puis de pays étrangers, attire l’attention de l’évêque. Pourtant les ‘fruits’ spirituels sont nombreux selon les sources documentaires : conversions, guérisons, etc. Les premiers mois, Mamma Rosa communique ses messages à côté du poirier des apparitions.

- Mais les autorités religieuses font preuve de prudence en demandant bientôt à la voyante de ne plus transmettre quoi que ce soit à l’extérieur, mais à l’intérieur de son logement : elle accepte et utilise désormais un haut-parleur pour informer des volontés de Marie !

- Dès les premiers mois, le clergé diocésain est divisé sur le phénomène. Le curé de San Damiano voit en Mamma-Rosa une brave et bonne chrétienne, obéissante, humble, mais persuadée qu’elle reçoit réellement des messages prophétiques d’origine divine.

- Ici, il convient qu’une rencontre ait sans aucun doute convaincu cette femme à deux reprises dans les années 60 : à deux fois, elle visite Padre Pio à San Giovanni Rotondo. La « Reine de la Consolation et des Affligés » lui serait même apparue devant le couvent du célèbre capucin. Padre Pio la confesse, lui demande de s’occuper des malades. Puis, lors d’une seconde rencontre en 1964, il lui dit : « Un grand évènement t’attend. » Or plusieurs témoins ont ultérieurement entendu déclarer Padre Pio que San Diamano avait le démon pour origine ! Un tel renversement de perspective n’est pas unique, loin s’en faut, dans les annales du surnaturel. Le bienheureux capucin gardait présent à l’esprit que l’un des fruits d’un fait authentique est le renforcement du lien spirituel et humain, de la charité entre tous les croyants. Partisans et opposants de San Damiano vont s’affronter pendant plus d’une dizaine d’années. Mamma-Rosa est témoin de ces déchirements. Après sa mort en 1981, les querelles ne retomberont pas. Il faudra attendre plusieurs années.

- En 1978, la voyante est accusée avec ses trois fils et son gendre de malversation financière. Son argent et ses biens sont séquestrés par la justice. Les adversaires du lieu semblent avoir remporté une victoire décisive.

- Mais avant de mourir, Mamma-Rosa rédigea un testament léguant au pape argent et maisons qui, acquis grâce aux dons des fidèles, devaient selon elle, servir à la construction d’un ‘centre’ (la « Cité des Roses », avec sanctuaire, hôpital, ateliers et adoration perpétuelle), désiré par l’apparition. Jean-Paul II refuse ce legs mais, intrigué par le nombre des pèlerins et la teneur des messages, prie l’ordinaire, Mgr Manfredini, d’enquêter discrètement. Mais cet évêque décède peu après.

- On distingue quatre étapes successives dans l’esprit des évêques diocésains :

a. Dans les années 60, la voyante fait face à une hostilité croissante, confirmée jusqu’au début des années 80 : Mgr Malchiodi émet trois notifications négatives (les 7 septembre 1965, 15 août 1966 et 2 février 1968). Son successeur, Mgr en publie quatre : les 1er janvier 1970, 15 octobre 1976, 20 mai 1977 et 1er mai 1980. Le 1er mai 1980, c’était au tour de Mgr Enrico Manfredi de condamner officiellement les faits.

b. Après sa disparition, le clergé juge moins durement Mamma-Rosa, encouragé par sa réhabilitation judiciaire le 7 décembre 1982 (ses biens mis sous séquestre sont restitués), même si des évêques de la conférence épiscopale italienne protestent toujours de sa mauvaise foi et de ses illusions. Mgr Monari et Mgr Mazza, évêques successifs de Plaisance, se préoccupent moins de statuer d’un point de vue doctrinal que de canaliser les flots de pèlerins. San Damiano retrouve un temps d’essor.

c. L’accalmie est de courte durée puisqu’en 1986, Mgr Mazza change d’avis et réitère les condamnations de ses prédécesseurs.

d. A partir de 1990, c’est un nouveau virage. Le temps a passé. La voyante est morte voici presque vingt ans et le nombre des pèlerins baisse de façon significative. C’est l’amorce d’un compromis pastoral. En 1995, Mgr Monari nomme un prêtre du diocèse pour célébrer la messe quotidienne à San Damiano : c’est en soi un accueil sacramentel et spirituel des pèlerins. Il autorise aussi l’animation de rencontres spirituelles sur place ; puis il admet des prêtres étrangers voulant célébrer l’eucharistie dans l’église paroissiale.

- De telles confrontations engendrent déconvenues et incompréhensions. Les changements de décisions des évêques perturbent les fidèles et le soutien inconditionnel et parfois véhément apporté au phénomène par des laïcs, déconsidère l’autorité épiscopale. Le sens de l’Église est mis à mal.

- En opposant charismes et ministères, la rigueur excessive des uns et les débordements des autres rompt l’unité (mystique) de l’Église, bien que San Damiano, comme toutes les révélations privées, ne soit pas objet de foi.

- Une conséquence grave de ces crispations est celle-ci : le discernement spirituel devient difficile, sinon impossible. Illusions ? Rêveries ? Hallucinations ? Dons parapsychologiques ? Interférences diaboliques ? Ou tout ceci à la fois ? Le bon grain et l’ivraie croissent ensemble (cf. 2 Co 11, 14). La ‘Cité des roses’, revendiquée par la voyante comme initiative de la Vierge, n’est-elle pas in fine une auto-illusion, un désir enfoui de fonder une chose pérenne ? Mamma-Rosa n’a-t-elle pas souffert d’une trop forte admiration des siens ? N’a-t-elle jamais été tentée sur le plan médiatique ? Il est indéniable qu’une enquête plus longue, plus rigoureuse, plus ouverte (pourquoi les messages entre 1970 et 1981 sont-ils restés ‘secrets’ par exemple ?) aurait sans nul doute, apporter des éléments de réponse à ces interrogations. Comme beaucoup, j’ai rencontré d’authentiques ‘convertis’ de San Damiano, montrant que des fruits spirituels, vrais et durables, peuvent naître de d’expériences charismatiques non obligatoirement reconnues par l’Église.

 

B. Les apparitions dans le petit village italien de Schio, par certains aspects, met aussi en lumière des changements assez soudains en matière de discernement par les autorités. Les faits sont les suivants : Renato Baron (1932-2004), technicien industriel, salarié d’une société d’entretien autoroutière, ancien conseiller municipal, voit la « Reine de l’Amour » une première fois le 25 mars 1985 puis entend en locution un premier message le 3 avril suivant.

- Comme à San Damiano, la Vierge lui demande de faire bâtir une communauté : le « Cénacle », aidé par douze membres fondateurs, dans un parc de cinq hectares avec chemin de croix et chapelle. Plusieurs faits extraordinaires se succèdent outre les visions et les locutions : cinq lacrymations d’une statue de l’Enfant-Jésus appartenant à Renato, conservée à son domicile, entre le 28 décembre 1987 et le 19 juillet 2000 ; un message prophétique le 1er janvier 2002, annonçant un « nouveau printemps de l’histoire »…

- Les décisions des évêques de Vicenze s’enchaînent et divergent :

a. Mgr Arnoldo Onisto autorise d’abord le père de la paroisse de Sant’orce à célébrer les sacrements au « Cénacle » ;

b. Son successeur, Mgr Pietro Giacomo Nonis (1988-2003), ancien professeur de théologie, affirme à quatre reprises que l’origine surnaturelle des faits n’est pas démontrée et interdit le culte public rendu à la « Reine de l’Amour » (11 février et 1er novembre 1989, 5 août 1994 et 18 juin 1996). Le « Cénacle » est déserté par la plupart des fidèles et des prêtres.

c. Parallèlement, Mgr Fausto Rossi rédige un ouvrage intitulé La Reine de l’Amour. Apparitions à San Martino di Schio (publié aux éd. du Parvis en 1988), relançant l’affaire et mettant en porte-à-faux plusieurs évêques italiens puisque une telle œuvre passe aux yeux de certains comme une approbation épiscopale.

d. Mgr Beniamino Pizziol (né en 1944), évêque de Vicenze depuis 2011, n’a quant à lui, strictement rien connu des faits.

- Toutefois, un prêtre est chargé d’assister les fidèles membres du « Mouvement marial de la Reine d’Amour » fondé à Schio.

 

C. Le cas de Dozulé (France, Normandie, Calvados, diocèse de Bayeux) est un cas exemplaire de complications durables liées à des messages d’allure prophétiques et de faits divers, sans que la sincérité, l’honnêteté et la piété de la voyante ne soient jamais remis en cause.

- Madeleine Aumont (1924-2016), laïque, modeste couturière, mariée le 14 août 1948, mère de cinq enfants, affirme voir et entendre le Christ du 5 avril 1970 au 6 octobre 1978, et une autre fois le 6 août 1982, au lieu-dit de la « Haute-Butte ». Marie lui apparaît aussi le 31 mai 1974. Madeleine voit aussi l’archange saint Michel et une « croix glorieuse » haute de 738 mètres de haut (altitude de Jérusalem).

- Plusieurs messages annoncent la paix mondiale et le retour du Christ après une « tribulation » universelle des hommes et de l’Église, et la « défaite » de Satan. Madeleine aurait reçu une « mission » : faire ériger une croix de 738 mètres, semblable à sa vision.

- Le curé de Dozulé, l’abbé Victor L’Horset, est le premier à qui Madeleine se confie. Il porte sur elle et son témoignage un regard bienveillant. Il la dit franche, humble, constante dans ses récits. Le témoignage de Madeleine a été publié dans les Cahiers de Madeleine Aumont (F.-X. de Guibert, 1997).

- Le père L’Horset est lui-même un homme obéissant à sa hiérarchie mais il reste intimement convaincu de l’authenticité du phénomène dont il publie le récit (Dozulé. Récit inédit du premier témoin, F.-X. de Guibert, 1996), provoquant l’incompréhension de l’évêque de Bayeux qui, à l’époque, prend ce titre comme une forme de reconnaissance locale des faits.

- Or, dès le 27 avril 1984, ine commission canonique voit le jour ; elle est chargée d’enquêter sur les motifs des rassemblements populaires à Dozulé chaque 28 mars en particulier (sans autorisation épiscopale en bonne et due forme) et de porter un jugement sur les livres et les cassettes audio divulguant les 320 messages de Madeleine.

- Autrement dit, lorsque l’abbé L’Horset signe son livre, cela fait presque douze ans que l’évêque de Bayeux a condamné Dozulé ! En effet, le 24 juin 1985, une ordonnance de Mgr Jean Badré informe :

a. La publication de livres, cassettes et autres brochures assurant la publicité des messages est réprouvée ;

b. la Haute-Butte n’a rien d’un « sanctuaire » ;

c. Toute collecte de fonds pour l’édification d’une « croix gigantesque » est interdite ;

d. Aucun prêtre n’est autorisé à prendre part aux rassemblements ni à célébrer la messe.

- Le texte de Mgr Badré ajoute : « Cette présente ordonnance sera publiée lorsque le Siège apostolique aura fait connaître son opinion sur les ‘évènements’ de Dozulé, au vu de l’enquête faite par la commission diocésaine et qui lui a été transmise intégralement. »

- Le 8 décembre 1985, Mgr Badré publie la réponse du cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI : « Dans le cadre de sa compétence, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a examiné avec attention ces documents et approuve la procédure que vous avez suivie ainsi que les dispositions de votre ordonnance. » Dont acte.

- Une guerre de tranchée divise les deux camps ; d’un côté, les partisans de Madeleine Aumont et de la « croix glorieuse », certains de l’authenticité des faits, sensibles à l’honnêteté de la voyante ; de l’autre, une large partie du clergé diocésain, selon qui les supporters de Dozulé créent une « agitation » permanente, lèvent des fonds sans autorisation de l’évêque pour un projet jamais reconnu, manquent de respect envers son autorité, mènent une « propagande fanatique » des messages (déclaration de Mgr Badré du 8 décembre 1985) ; et le prélat d’ajouter : « en conscience, […] au-delà de toute cette agitation, je ne peux discerner les signes qui m’autoriseraient à déclarer authentiques les ‘apparitions’ dont il est fait état, ou à reconnaître une ‘mission’ qui serait donnée à l’Église de diffuser ce ‘message’.

- Les partisans déchantent un temps lorsque Mgr Pican, successeur du précédent, confirme ces positions le 14 novembre 1989. Dans une homélie prononcée à Lourdes le vendredi 1er septembre 1989, cet évêque dénonce les partisans de Dozulé en des termes encore plus durs : « Leur exaltation extravagante abuse nombre de pèlerins crédules et confiants […]. N’allez pas à Dozulé […]. Inutile de vous rassembler sur cette prétendue butte aux prodiges. Les esprits enclins à développer des rapports de force et à diffuser la propagande pour une option partisane s’y retrouveront. » (Eglise de Bayeux, n° 18, 24 septembre 1989).

- Dans l’autre camp, les amis de Dozulé mettent en avant le nombre de pèlerins (jamais disparu) au fil des ans : 3000 en 1985, 600 le 14 septembre 2019 et environ 500 le 28 mars 2017 (Fr 3-Normandie, 28 mars 2017). Malgré le discrédit jeté sur les faits par l’épiscopat, ne serait-ce pas là un indice d’authenticité ?

- Le 29 mai 2011, Mgr Jean-Claude Boulanger, évêque de Bayeux, fraîchement nommé, demande à une laïque (Mme Mazot) d’accueillir les pèlerins de la Haute-Butte. Ce geste n’est pas une reconnaissance (implicite ou explicite) des visions et des prophéties de Madeleine Aumont, mais une disposition pastorale pour empêcher le trouble à l’ordre public et proposer une alternative religieuse aux visiteurs.

- Depuis le commencement, les critiques émanant des deux ‘partis’ n’ont jamais cessé : pourquoi la commission de 1984 a-t-elle refusé d’entendre les principaux témoins ? Pourquoi des mouvements religieux classés ‘sectaires’ par la Miviludes en 1996 s’occupent-ils du pèlerinage interdit ? Pourquoi le père Cordonnier, ouvertement favorable au phénomène, invité par Mgr Badré, a-t-il été brusquement remplacé après neuf mois passés sur place ?

- Dozulé demeure un ‘dossier’ compliqué d’un point de vue spirituel. A ce jour, un demi-siècle après le commencement des faits, aucune solution admissible pour les opposants comme pour les partisans n’a été trouvé.

 

D. Nous terminons par le cas de Naju (Corée). Une mère de famille, Julia Youn Kim, accompagné sur le plan spirituel par un prêtre remarquable, le père Spies, allègue le 30 juin 1985 une lacrymation (pleurs de sang) d’une statue puis, dix ans plus tard, un ‘miracle eucharistique’ dans la chapelle privée du pape Jean-Paul II (31 octobre 1995 : phénomène filmé au sujet duquel l’Église a dénié toute vraisemblance et à propos duquel le Souverain pontife n’a fait aucun commentaire).

- Entre ces deux dates, Julia allègue messages et visions. Le 1er janvier 1998, Mgr Victorinus Youn Kong-hi, archevêque de Kwangju, évoque des « imitations, plagiats, notes de livres connus, tels ceux du Père Gobbi... » Julia est accusé ouvertement de divulguer de faux messages. De plus, note le prélat, on relève « des discordances entre les divers manuscrits de Julia et les publications », comme le « passage où le Père éternel aurait retardé la fin des temps... »

- Les critiques fusent : on reproche à Julia un « conflit évident avec l’orthodoxie de la foi catholique […] » et rien ne prouve que les messages incriminés soient des « révélations privées ». On évoque aussi une « force préternaturelle » active chez elle.

- Ses partisans la défendent : le pape ne l’a-t-il pas reçu pour sa messe dans sa chapelle privée ? Comment aurait-elle trompé le pape en singeant un miracle eucharistique (l’hostie consacrée serait devenue chair sanglante dans la bouche de Julia) ?

- Le ton monte d’un cran quand l’épiscopat coréen évoque le caractère « hérétique » des messages et de ce phénomène : saint Thomas d’Aquin, à qui ils font référence, n’a-t-il pas enseigné quelque chose chose de très différent en matière de sacrements ?

- la rupture est consommée le 28 janvier 2008 lorsque Mgr Andreas Choi Chang-Hou, archevêque de Gwangju, excommunie Julia, sentence confirmée presque aussitôt après par la conférence épiscopale de Corée. Le tissu ecclésial est déchiré.

- Le discernement des faits charismatiques est toujours l’oeuvre de l’Esprit Saint ; de l’autre, alléguer une prophétie (ou une apparition) n’est jamais un gage de sainteté ou de vérité. Charité et doctrine doivent être au rendez-vous, de tous les côtés. Pas de mystique sans théologie ni de théologie sans mystique. L’Evangile est à ce prix.