L'Ere de Paix dans les Ecritures et la Tradition

L'interprétation des passages bibliques concernant l'avènement du Royaume de Dieu a été un sujet d'âpres controverses dès les premiers siècles chrétiens, avec deux grandes lignes de pensée. En Occident, c'est la vision de St Augustin dans La Cité de Dieu, XX qui a pris l'ascendant. Selon cette interprétation, les "1000 ans" du ch. 20 de l'Apocalypse signifieraient le temps de l'Eglise, en commençant par la Résurrection du Christ. Logiquement, dans ce schéma, la défaite de l'Antichrist (dont la venue est par ailleurs difficile de placer historiquement si le "millénium" est inauguré par l'événement de la Résurrection-Ascension de Jésus) lors du Retour du Christ serait immédiatement suivie par le Jugement Dernier et Universel. Par contre, il existe une deuxième tradition patristique, associée avant tout avec St Irénée (ca. 130-202) et suivie par St Augustin lui-même dans sa première période (Sermon 259), qui affirme que le Retour du Christ inaugura non seulement le "royaume des justes" sur terre mais aussi la libération de la Création de l'"esclavage" dont parle St Paul en Romains 8. Ce sont sans doutes certaines spéculations excessives, voyant le "millénaire" en des termes de festins charnels, qui poussèrent St Augustin à changer de position, mais nous pouvons constater un regain d'intérêt récent de la part de certains théologiens pour la vision d'Irénée. Notamment parce que - comme nous le verrons dans l'article suivant, l'espérance de l'avènement d'une Ere de Paix eschatologique fait l'unanimité chez les mystiques modernes.

Références bibliques :

Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau, le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira. La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits auront même gîte. Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage. Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra ; sur le trou de la vipère, l’enfant étendra la main. Il n’y aura plus de mal ni de corruption sur toute ma montagne sainte ; car la connaissance du Seigneur remplira le pays comme les eaux recouvrent le fond de la mer. (Isaïe 11,6-9)

Oui, voici : je vais créer un ciel nouveau et une terre nouvelle, on ne se souviendra plus du passé, il ne reviendra plus à l’esprit. Soyez plutôt dans la joie, exultez sans fin pour ce que je crée. Car je vais recréer Jérusalem, pour qu’elle soit exultation, et que son peuple devienne joie. J’exulterai en Jérusalem, je trouverai ma joie dans mon peuple. On n’y entendra plus de pleurs ni de cris. Là, plus de nourrisson emporté en quelques jours, ni d’homme qui ne parvienne au bout de sa vieillesse ; le plus jeune mourra centenaire, ne pas atteindre cent ans sera malédiction. On bâtira des maisons, on y habitera ; on plantera des vignes, on mangera leurs fruits. On ne bâtira pas pour qu’un autre habite, on ne plantera pas pour qu’un autre mange ; car les jours de mon peuple seront comme les jours d’un arbre, et mes élus jouiront des ouvrages de leurs mains. Ils ne se fatigueront pas pour rien, ils n’enfanteront plus pour l’épouvante, car ils sont la descendance des bénis du Seigneur, eux et leur postérité. Alors, avant qu’ils n’appellent, moi, je répondrai ; ils parleront encore que moi, je les aurai entendus. Le loup et l’agneau auront même pâture, le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage ; le serpent, lui, se nourrira de poussière. Il n’y aura plus de mal ni de corruption sur toute ma montagne sainte, – dit le Seigneur. (Isaïe 65,17-25)

Et le Seigneur s’est ému en faveur de son pays, il a eu pitié de son peuple. Le Seigneur a répondu à son peuple, en disant : « Voici que je vous envoie le froment, le vin nouveau et l’huile fraîche. Vous en serez rassasiés, jamais plus je ne ferai de vous l’opprobre des nations. Celui qui vient du nord, je l’éloignerai de chez vous, je le chasserai vers un pays aride et désolé : son avant-garde vers la mer orientale, son arrière-garde vers la mer occidentale ; sa puanteur s’élève, son infection s’élèvera. » Oui, il a fait de grandes choses ! Ô terre, ne crains plus ! exulte et réjouis-toi ! Car le Seigneur a fait de grandes choses. Ne craignez plus, bêtes des champs : les pâturages du désert ont reverdi, les arbres ont produit leurs fruits, la vigne et le figuier ont donné leurs richesses. Fils de Sion, exultez, réjouissez-vous dans le Seigneur votre Dieu ! Car il vous a donné la pluie avec générosité, il a fait tomber pour vous les averses, celles de l’automne et celles du printemps, dès qu’il le fallait. Les granges seront pleines de blé, les cuves déborderont de vin nouveau et d’huile fraîche. Je vous rétribuerai pour les années dévorées par la sauterelle, par le criquet, le grillon, la chenille, ma grande armée envoyée contre vous. Vous mangerez à votre faim, vous serez rassasiés, et vous célébrerez le nom du Seigneur votre Dieu car il a fait pour vous des merveilles. Mon peuple ne connaîtra plus jamais la honte. Et vous saurez que moi, je suis au milieu d’Israël, que Je suis le Seigneur votre Dieu, il n’y en a pas d’autre. Mon peuple ne connaîtra plus jamais la honte. (Joël 2,18-27)

J’estime donc qu’il n’y a pas de commune mesure entre les souffrances du temps présent et la gloire que Dieu va bientôt révéler en nous. En effet, la création aspire de toutes ses forces à voir cette révélation des fils de Dieu. Car la création a été livrée au pouvoir du néant, non parce qu’elle l’a voulu, mais à cause de celui qui l’a livrée à ce pouvoir. Pourtant, elle a gardé l’espérance d’être, elle aussi, libérée de l’esclavage, de la dégradation inévitable, pour connaître la liberté, la gloire des enfants de Dieu. (Rm 8,18-21)

 

Alors j’ai vu un ange qui descendait du ciel ; il tenait à la main la clé de l’abîme et une énorme chaîne. Il s’empara du Dragon, le serpent des origines, qui est le Diable, le Satan, et il l’enchaîna pour une durée de mille ans. Il le précipita dans l’abîme, qu’il referma sur lui ; puis il mit les scellés pour que le Dragon n’égare plus les nations, jusqu’à ce que les mille ans arrivent à leur terme. Après cela, il faut qu’il soit relâché pour un peu de temps. (Apocalypse 20,1-3)

Que ton Règne vienne, que ta Volonté soit faite, sur la terre comme au Ciel. (Mt 6,10)

 

Le "royaume des justes" selon St Irénée et la tradition patristique :

C'est dans le livre V d'Adversus Haereses (AH) que St Irénée expose son interprétation des textes bibliques au sujet d'un "septième jour" ou "temps du royaume" suivant la victoire du Christ sur l'Antéchrist :

Or, après que l’Antéchrist aura réduit le monde entier à l’état de désert, qu’il aura régné trois ans et six mois et qu’il aura siégé dans le Temple de Jérusalem, le Seigneur viendra du haut du ciel, sur les nuées, dans la gloire de son Père (Mt 16,27 ; Mc 13,26), et il enverra dans l’étang de feu l’Antéchrist avec ses fidèles (Ap 19,20) ; il inaugurera en même temps pour les justes les temps du royaume, c’est-à-dire le repos, le septième jour qui fut sanctifié (Gn 2,2-3), et il donnera à Abraham l’héritage promis : c’est là le royaume en lequel, selon la parole du Seigneur, "beaucoup viendront du levant et du couchant pour prendre place à table avec Abraham, Isaac et Jacob (Mt 8,11)". (AH, V, 30, 4)

Il s'appuie sur l'espérance de St Paul concernant la libération de la Création, appelée à partager la "liberté glorieuse des enfants de Dieu" dans un monde "restauré en état premier" :

Aussi est-il nécessaire de déclarer à ce sujet que les justes doivent d’abord, dans ce monde rénové, après être ressuscités à la suite de l’apparition du Seigneur, recevoir l’héritage promis par Dieu aux pères et y régner ; ensuite seulement aura lieu le jugement de tous les hommes. Il est juste, en effet, que, dans ce monde même où ils ont peiné et où ils ont été éprouvés de toutes manières par la patience, ils recueillent le fruit de cette patience ; que, dans le monde où ils ont été mis à mort à cause de leur amour pour Dieu, ils retrouvent la vie ; que, dans le monde où ils ont enduré la servitude, ils règnent. Car Dieu est riche en tous biens, et tout lui appartient. Il convient donc que le monde lui-même, restauré en son état premier, soit, sans plus aucun obstacle, au service des justes. ​C’est ce que l’Apôtre fait connaître dans son épître aux Romains, lorsqu’il dit : "La création attend avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu : car elle a été assujettie à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a assujettie, avec l’espérance qu’elle aussi serait un jour libérée de l’esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu (Rm 8,19-21)." » (AH, V, 32, 1)

La bénédiction dont nous venons de parler [Gn 27, 27-29] se rapporte donc sans conteste aux temps du royaume : alors régneront les justes, après être ressuscités d’entre les morts et avoir été, du fait de cette résurrection même, comblés d’honneur par Dieu ; alors aussi la création, libérée et renouvelée, produira en abondance toute espèce de nourriture, grâce à la rosée du ciel et à la graisse de la terre. (AH, V, 33, 3)

Pour Irénée, il ne s'agit pas uniquement d'une exégèse personnelle, mais la transmission d'une espérance déjà présente dans la Tradition, enracinée dans l'enseignement des premiers disciples :

C’est ce que les presbytres qui ont vu Jean, le disciple du Seigneur, se souviennent avoir entendu de lui, lorsqu’il évoquait l’enseignement du Seigneur relatif à ces temps-là. Voici donc ces paroles du Seigneur : "Il viendra des jours où des vignes croîtront, qui auront chacune dix mille ceps, et sur chaque cep dix mille branches/…/ et sur chaque grappe dix mille grains, et chaque grain pressé donnera vingt-cinq cuves de vin. Et lorsque l’un des saints cueillera une grappe, une autre grappe lui criera : Je suis meilleure, cueille-moi et, par moi, bénis le Seigneur ! /…/ Voilà ce que Papias, auditeur de Jean, familier de Polycarpe, homme vénérable, atteste par écrit dans le quatrième de ses livres. (AH, V, 33, 3-4).

Nous trouvons déjà des affirmations semblables dans le Dialogue avec le Juif Tryphon de St Justin (100-165) : si la croyance en la réconstruction littérale de Jérusalem peut nous sembler fantasque, ses citations d'Isaïe ch. 65 et de l'Apocalypse témoignent d'une tradition eschatologique très ancienne :

Pour moi, et les chrétiens d'orthodoxie intégrale, tant qu'ils sont, nous savons qu'une résurrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie, comme les prophètes Ezéchiel, Isaïe et les autres l'affirment. Car voici comment Isaïe parle de cette période de mille années : « Le ciel sera nouveau et la terre nouvelle, on ne se rappellera plus des premiers, ils ne reviendront plus à l'esprit ; mais on trouvera en celle-ci joie et allégresse, autant de choses que je crée; car voici que je fais de Jérusalem une allégresse et de mon peuple une joie, et je tressaillerai d'allégresse sur Jérusalem et je me réjouirai sur mon peuple. On n'entendra plus en elle la voix du gémissement ni la voix de la plainte ; il n'y aura plus déniant né avant terme, ni de vieillard qui n'accomplisse son temps : le jeune homme aura cent ans, et c'est à cent ans que le pécheur mourra par la malédiction. [...] Alors loups et agneaux paîtront ensemble, le lion comme un bœuf mangera le fourrage, et le serpent aura la poussière comme pain. Ils ne commettront pas d'injustice, ils ne se souilleront pas sur la montagne sainte, dit le Seigneur. » [...] D'ailleurs, chez nous, un homme du nom de Jean, l'un des apôtres du Christ, a prophétisé, dans l'Apocalypse qui lui fut faite, que ceux qui auront cru à notre Christ passeront mille ans à Jérusalem ; après quoi arrivera la résurrection générale, et en un mot éternelle, pour tous sans exception, puis le jugement [...] (Dialogue avec Tryphon, LXXX-LXXXI)

(Passages d'Adversus Haereses cités dans Françoise Breynaert, La Venue Glorieuse du Christ : véritable espérance pour le monde (Editions du Jubilé, 2016). Voir aussi P. Joseph Iannuzzi, The Splendor of Creation : The Triumph of the Divine Will on Earth and the Era of Peace in the writings of the Church Fathers, Doctors and Mystics (St Andrew's Productions, 2004), ch. 3.